Love Poems : Postface
par Robert Hawkins
La première fois que Rene m’a adressé la parole, c’est pour me dire : « Je te hais ! »
« Pourquoi ? », j’ai demandé.
« Parce que tu as trop de cheveux ! »
Je l’avais aperçu pour la première fois un an auparavant, en 1978 ou 1979 ; c’est la première personne que j’avais vue en entrant pour la pre mière fois au Mudd Club. Il se tenait au milieu de la pièce, vêtu de vert des pieds à la tête : un chapeau vert pointu, une tunique ceinturée et des collants verts descendus sur les chevilles – il dansait.
« QUI est-ce ? » m’émerveillaije.
« Oooh, c’est Rene Ricard. Attention ! Il est dangereux », me mit en garde mon ami Bob Fink, avec qui j’étais venu.
« Je vois ça », répondis-je comme nous passions rapidement près de lui dans la foule.
Cependant, quelques mois plus tard, j’étais invité par Patrick Fox dans le loft d’Edit deAk, à la demande de Rene. Il avait vu une lithographie de moi représentant le visage d’un homme d’Amazonie, faite quand j’étais encore à l’école, à Sunnyvale, et il avait écrit un petit poème sur le sujet.
Après sa remarque initiale au sujet de mes cheveux (qui avaient certainement un air assez gothique à ce momentlà, longs et teints en noir) et quelques échanges exploratoires alternant coups de feu et flatteries, j’ai pensé qu’il serait peut-être astucieux d’essayer de gagner sa confiance en lui racontant l’anecdote du Mudd Club.
« La première fois que je suis allé au Mudd Club, je t’ai vu et tu étais superbe. Tu dansais, habillé en Peter Pan », ai-je dit. « Ce n’était pas Peter Pan, idiot ! C’était Robin des Bois ! », a-t-il hurlé.
Au printemps 1988, il perdit sa maison sur la 12e rue Est lors du célèbre Incendie de l’Appartement de Rene. Voici l’histoire telle qu’il me l’a racontée.
Il m’a expliqué qu’il avait compris peu de temps auparavant qu’il y avait un monte-charge derrière le mur de son appartement, utilisé pour descendre les corps de jeunes graffeurs morts (SK, notamment) dans le sous-sol de l’immeuble, où ils étaient alors bourrés de diamants et emmenés jusqu’au fleuve à travers des tunnels souterrains, pour être envoyés clandestinement vers une destination inconnue...
... bref... cette nuit-là, il fut tiré de son sommeil par le bruit d’un rubis heurtant le sol. C’était le rubis de sa bague, qui avait glissé de son doigt alors qu’il se retournait, langoureusement sans doute, dans son sommeil. Réveillé par le tintement du rubis sur le bois, il crut sentir une odeur de fumée ; il entrouvrit les yeux et vit le grand tableau de Stefano1 représentant un homme marchant dans le feu, accroché au pied de son lit.
Il pensa d’abord qu’il avait affaire à un rêve agité, une nouvelle hallucination paranoïaque, puis il jeta un nouveau coup d’œil et vit, cette fois, le tableau dans une lumière orange vacillante, obscurci par la fumée. Il sauta hors du lit et courut hors de l’immeuble dans un état de panique. Il ne revint jamais, ne tenant pas compte des conseils de ses amis qui insistaient sur le fait que « ce n’était pas si grave », qu’il devrait « y retourner et tout sortir de là tant qu’il était encore temps ». Je n’ai jamais su ce qu’il était advenu de la magnifique petite peinture verte de Francesco Clemente représentant un doigt pointé vers une grenouille – reproduite dans l’article de Rene intitulé « The Radiant Child2 », dans Artforum – qui trônait sur l’égouttoir à côté de l’évier, ni de la rangée de dessins classiques de Basquiat posés contre le mur, ni de ma peinture d’une guillotine posée à côté d’eux, ni de l’homme marchant dans le feu, ni des nombreux autres trésors empilés sous les cendriers plein de mégots de Camel.
Il s’est enfui dans la nuit et il est devenu sans-abri. Il errait dans les rues, de beaux bouquets flétris et chapardés serrés dans ses mains ornées de bijoux, désemparé, féroce, tel Ophélie cherchant une flaque pour se reposer. Il finissait par trouver refuge au National Arts Club ou au Chelsea Hotel, puis se faisait mettre à la porte à cause de son comporte ment destructeur et de la curieuse odeur de fumée qui planait dans les couloirs. Toujours exclusif, toujours abusif.
Puis, d’insaisissable, il est devenu intrusif. Pourtant, nous le laissions entrer dès qu’il nous appelait. Il nous appelait depuis la rue, parce qu’il avait oublié, ou n’avait jamais su, le numéro de nos interphones. Parce que nos interphones étaient cassés. Ou tout simplement parce que nous n’avions pas le téléphone.
Nous l’invitions toujours à entrer, parce qu’il était le le plus beau vampire de tous les temps.
La période du crack n’a pas duré indéfiniment. Par chance, le crack est rapidement devenu assez démodé, et Rene, qui a toujours été naturel lement à la mode, a reconnu que ça ne lui allait pas très bien. Cela ne lui ouvrait pas exactement les portes des grands salons qu’il aspirait à fréquenter. Il a donc arrêté de fumer la pipe et a regagné un peu de la respectabilité que les gens espéraient de lui. Il s’est beaucoup calmé.
À l’époque où il réalisait ses premières lithographies pour Petersburg Press, d’après ses poèmes – incontrôlable, obstiné, parlant fort et déraisonnable à l’excès... la nuance de violet ne convenait jamais... le vert chartreuse était trop jaune – il criait, pleurait, et les pauvres imprimeurs étaient terrifiés par lui, comprenant qu’un cauchemar sans fin les attendait.
En revanche, lorsqu’on nous a proposé de réaliser ce livre, il était dans une nouvelle phase de créativité, plutôt calme et concentré sur le projet. Nos idées s’accordaient harmonieusement, et tout s’est terminé sans incident, sans conflit, sans crise, en quelques semaines.
Le livre a été conçu comme une collaboration entre nous, d’après une proposition de Mette Madsen, qui avait initié le projet de CUZ Editions avec Richard Hell. Rene venait d’écrire le poème « R de R » et voulait le publier rapidement. Les autres poèmes existaient déjà depuis un certain temps, et celui sur Lana Turner avait été déjà publié quelque part, je crois.
Les pages avaient été composées, avec des marges sur les côtés, en haut et en bas, laissant suffisamment d’espace pour des dessins étroits. J’ai rempli chaque espace et rendu le tout à Richard Hell, qui l’a montré à Rene, lequel n’a demandé aucun changement. Je pense qu’il m’a fallu environ une semaine pour réaliser l’ensemble des dessins.
« La dernière chose que je lui ai dite, c’est ”au revoir”. »
Robert Hawkins, 2024
1. Stefano Castronovo, alias Stefano, est un artiste italien connu pour ses vestes en cuir peintes et ses fresques murales monumentales dans le New York des années 1980.
2. Rene Ricard, « The Radiant Child », Artforum, vol. 20, no 4, décembre 1981.
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Robert Hawkins (né en 1951 à Sunnyvale en Californie) est un artiste américain qui vit et travaille à Londres. Figure importante de la scène artistique et punk de l’East Village des années 1980 et du début des années 1990, ses œuvres sont et ont été collectionnées par de nombreux artistes et écrivains, notamment Jean-Michel Basquiat, Glenn O’Brien et Jim Jarmusch. Une des premières expositions auxquelles il participe est Lower Manhattan Drawing Show, une exposition collective organisée en 1981 par Keith Haring à la 77 White Street Gallery, au-dessus du Mudd Club, à New York. Parmi ses expositions récentes, on peut citer Somewhere Downtown: Art in 1980s New York (2022-23) à l’UCCA Center for Contemporary Art, Beijing, et Robert Hawkins: Dream Mine (2023) à la galerie Off Paradise, à New York.
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Ce texte a été publié en postface du livre Love Poems, de Rene Ricard, avec des dessins de Robert Hawkins, paru aux Éditions Lutanie en juillet 2024, d'après le livre éponyme édité en 1999 par Richard Hell (CUZ Editions). Traduit de l'anglais (américain) par Manon Lutanie.
Image : Robert Hawkins, Love Poems, 1999. © Robert Hawkins, 2024