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Hot Ticket : un film de Zoë Lund

« Am I too late ? » (« Est-ce que j’arrive trop tard ? »), demande Zoë Lund à l’ouvreuse qui se tient derrière le guichet du cinéma Luxor de Rotterdam. Elle ne s’enquiert pas d’une séance de cinéma qui aurait pu commencer, mais de son arrivée, peut-être trop tardive, dans le monde extérieur.

Hot Ticket, le film court qu’elle réalise en 1993, opère en effet une inversion : on la voit, non pas entrer dans le cinéma, mais en sortir, en direction de la rue. Quand elle s’arrête au guichet, ce n’est pas de l’argent qu’elle propose, mais une seringue remplie de sang. Le ticket qui lui est donné en retour lui donne accès au réel, dans lequel elle s’engouffre. Une fois dans le monde extérieur, on dirait qu’elle le voit pour la première fois. On l’entend alors dire : « That which is not yet, but ought to be, is more real than that which merely is » (« Ce qui n’est pas encore, mais qui doit être, est plus réel que ce qui ne fait qu’être »).

Dans son essai sur le film, paru dans la revue Senses of Cinema en 20021, Nicole Brenez écrit :

« Hot Ticket constitue un apologue visuel et, comme tout ce que créait Zoë […], il nous rappelle au plus nu, au plus vif de la nécessité existentielle. […] Qu’est-ce que ce hot ticket qui assure l’inversion de l’entrée et de la sortie, de la salle et du monde, de la naissance […] et de la mort […], du cinéma et du réel ? Ou, en termes éminemment concrets, qu’est-ce qui nous fait vivre, qu’est-ce qui coule dans nos veines et nous permet de tenir debout, à quoi croyons-nous, à quoi sommes-nous addictés ? […] La proposition énoncée par Zoë en voix off […] donne la formule même de l’exigence éthique et elle fonde en nécessité toute culture de protestation, l’impératif révolutionnaire et la sauvegarde ombrageuse de l’espoir. »

Zoë Lund naît à New York en 1962. Elle présente très jeune des talents pour l’écriture, mais aussi pour la musique et la composition. C’est une élève brillante et révoltée. Elle quitte l’école à 16 ans. Un an plus tard, elle est choisie pour tenir le rôle principal du film d’Abel Ferrara L’Ange de la vengeance, qui sort en 1981.

« Une jeune réalisatrice de films politiques tourne à Mount Holyoke », lit-on en titre d’une coupure de presse de 1983. En dessous, une photo de Zoë Lund, « préparant un film sur la radicalisation d’une jeune femme ». Peu intéressée par la beauté muette, elle souhaite écrire et réaliser ses propres projets. Elle joue bientôt dans divers longs métrages et séries télévisées, comme Special Effects de Larry Cohen et Miami Vice. À cette époque, elle vit et collabore avec le cinéaste et activiste Édouard de Laurot, connu notamment pour son film Black Liberation (1967), auquel a participé Malcolm X.

En 1991, elle écrit le scénario de Bad Lieutenant, d’Abel Ferrara, dans lequel elle joue également, et à travers lequel elle aborde sa dépendance à l’héroïne. Elle meurt à Paris en 1999, à 37 ans, d’un arrêt cardiaque dû à la consommation de cocaïne. Elle laisse derrière elle des romans, des nouvelles, des essais et des scénarios, tous inédits. Hot Ticket est le seul film qu’elle a réalisé.

D’une durée de 2 minutes, le film est tourné en 16 mm alors qu’elle se trouve au festival du film de Rotterdam, en 1993. Comme d’autres artistes présents cette année-là, elle est invitée à « décrire en une scène pourquoi il est important de faire des films, particulièrement aujourd’hui2 ». La plupart des invités répondent à la question face caméra, en interview, mais Zoë Lund aborde la question sous l’angle de la fiction. Elle écrit et réalise son film en trois jours, sur place, avec une petite équipe, et l’intitule Hot Ticket.

Elle découvrira plus tard que son film et l’ensemble des entretiens réalisés ont été assemblés pour composer un film long, Scenes from Rotterdam, de la réalisatrice néerlandaise Mijke de Jong, qui conduisait les entretiens. Se sentant dépossédée du projet, elle cherche à contacter la réalisatrice afin de récupérer une version de son film. Robert Lund a retrouvé dans ses archives le brouillon de sa lettre, datée de décembre 1996 :

« Mon film est un film de fiction, un film dramatique. Il est indépendant et il a un début, un milieu, une fin. […] Je dois être correctement créditée sur le film et dans toute publicité qui en est faite. […] Je dois posséder une copie du film entier et une copie de Hot Ticket individuellement. Je dois avoir le droit officiel de distribuer Hot Ticket, ou de le montrer dans des festivals ou dans d'autres lieux. […] Je suis tout à fait disposée à résoudre cette situation de manière calme et pratique.3 »

On ne sait pas si la lettre fut envoyée, encore moins si elle reçut une réponse. Peu de temps après, en 1997, Zoë Lund part vivre en France, où elle meurt deux ans plus tard.

En 2002, interrogée au sujet du film par Nicole Brenez, Mijke de Jong lui apprend que la seule version existante de Scenes from Rotterdam s’est perdue peu après avoir été terminée. Pourtant, une VHS apparaît à la même période, présentant une version très endommagée du film. Cette version est projetée au Grand Action à Paris dans le cadre du Festival Balthazar, en 2002.

Dans un entretien accordé à Nicole Brenez et Agathe Dreyfus en 1996, Zoë Lund dit qu’elle vient de terminer le scénario de Free Will and Testament, d’abord intitulé A Violent Hope, et qu’elle envisage de le réaliser : « Ce serait un crime de le donner à quelqu’un d’autre. […] Je ramènerai tous mes amis, tous mes bons collègues, les gens qui ont toujours été fidèles. Nous aurons un groupe de gens tellement formidables, tellement talentueux, tellement experts, mais aussi avec tellement de cœur […]. J’aimerais bien le faire demain, je suis tout à fait prête4. »

En octobre 2023, avec nos maisons d’édition respectives, Small Press et Éditions Lutanie, nous avons publié un livre de poésie de Zoë Lund, Poems. À cette occasion, nous avons organisé une soirée de lancement à la librairie After 8 Books à Paris, suivie d’une projection de Hot Ticket au cinéma Le Brady. Nous avons essayé de trouver une bonne copie du film pour la projection, mais nous n’y sommes pas parvenues. Nous avons donc présenté ce soir-là au Brady le film dans sa version endommagée, suivi de Bad Lieutenant.

Après la projection, nous avons continué à chercher la version originale. Grâce à Antoine Thirion et à Michelle Carey, nous avons réussi à entrer en contact avec Mijke de Jong, qui nous a indiqué qu’une copie 16 mm de Scenes from Rotterdam avait été déposée au Eye Filmmuseum, à Amsterdam. Elle nous a autorisées à extraire le segment réalisé par Zoë Lund et à le présenter comme un film autonome. Le musée a confirmé posséder cette copie, en bon état. Nous avons obtenu tous les accords nécessaires, et la restauration de Hot Ticket a été finalisée en mai 2024.

Dans son entretien déjà cité avec Nicole Brenez et Agathe Dreyfus, Zoë Lund parle d’un roman5 qu’elle a écrit, dans lequel un camionneur trouve une bobine de film 16 mm tourné vingt-cinq ou trente ans plus tôt. Il projette les rushes sur son camion, la nuit. À la fin du roman, « le camionneur laisse la boîte avec le film à Watts, dans le ghetto de Los Angeles, pour que la prochaine personne le trouve, pour que le cycle continue6 ».

Nicole Brenez écrit encore, au sujet de Hot Ticket : « Lorsqu'à la fin du film Zoë s’efface dans la nuit tandis que persistent les néons commerciaux, elle nous a légué l'essentiel, un talisman visuel qui représente le point de fuite de toute action politique et dont on trouvera la version littéraire chez Adorno : “le but de la révolution est la suppression de l’angoisse”.7 »

Hot Ticket, dans sa version restaurée, sera projeté pour la première fois le 16 juillet 2024 à New York à l’Anthology Film Archives.

—Stephanie LaCava et Manon Lutanie, 2024

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1. Nicole Brenez, « Hot Ticket (1993): Freedom High », Senses of Cinema, octobre 2002, https://zoelund.com/filmvid/hotticket/brenez.html.
2. Scenes from Rotterdam, de Mijke de Jong (Neon film), 1994 (notre traduction).
3. Zoë Lund, brouillon d’une lettre à Mijke de Jong, décembre 1996, archives de Robert Lund, New York (notre traduction).
4. Zoë Lund, entretien avec Nicole Brenez et Agathe Dreyfus, 30 juillet 1996, deuxième partie, Balthazar, n° 5, printemps 2002 ; https://zoelund.com/docs/CF-interviews/Interview2-0796.html.
5. Ce roman, intitulé 490 (non publié à ce jour), a été en partie inspiré par l'expérience de la récupération de plusieurs boîtes de film tourné par Édouard de Laurot et abandonnées dans son loft de Tribeca après un déménagement. Robert Lund écrit : « Il s’agissait de nombreuses séquences tournées dans les années 1960-1970 dans l'espoir de faire d’autres films qui n'ont jamais vu le jour. Zoë et moi ne pouvions pas supporter de voir tout cela perdu, donc nous avons trouvé un ami qui avait une camionnette et nous avons déménagé l’ensemble dans notre grand appartement de la 10e rue. » (e-mail à Stephanie LaCava et Manon Lutanie, 3 mai 2024). À partir de ces bobines, Zoë Lund a réalisé un montage manuel de 40 minutes qu’elle a intitulé Histoire d’un homme ordinaire et présenté à la Cinémathèque française en 1997, lors d’une soirée consacrée à Édouard de Laurot.
6. Zoë Lund, entretien avec Nicole Brenez et Agathe Dreyfus, 30 juillet 1996, première partie, Admiranda/Restricted, n° 11-12, « Fury : le cinéma d’action contemporain », 1996 ; https://zoelund.com/docs/CF-interviews/Entretien1-0796.htmll.
7. Nicole Brenez, « Hot Ticket ».

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Stephanie LaCava est une auteure américaine qui vit et travaille à New York. Elle est l’auteure de deux romans, The Superrationals, en 2020 (édité par Semiotext(e)) et I Fear My Pain Interests You en 2022 (Verso). Elle dirige également un projet d’édition, Small Press.

Manon Lutanie vit et travaille à Paris. In 2009, elle fonde la maison d'édition indépendante Éditions Lutanie. Elle est membre de P.A.I.N, un groupe fondé par Nan Goldin qui agit pour mettre fin à la crise des opioïdes aux États-Unis et lutte contre la stigmatisation associée à l'addiction.