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Entretien avec Tadashi Kawamata par Cerise Fontaine, pour les Éditions Lutanie, Paris, mai 2012 (extraits)

Cerise Fontaine : Je crois avoir lu qu’il existe une tradition au Japon qui consiste à détruire et reconstruire rituellement certains bâtiments?

Tadashi Kawamata : Il s’agit d’un temple particulier, à Ise. Il est détruit et reconstruit tous les vingt ans. C’est un très grand bâtiment. Mais cette tradition n’existe que pour ce temple, pas pour n’importe quelle maison. Cette idée fait partie aussi du bouddhisme et du shintoïsme, de l’animisme japonais. Tout se renouvelle constamment, mais le style et la forme ne changent jamais. Le temple d’Ise est reconstruit selon les mêmes plans, le même style, avec les mêmes matériaux, tous les vingt ans.

Que deviennent les anciens matériaux quand le temple est détruit?

C’est très intéressant. Le bois est débité en tous petits morceaux, en baguettes. Le temple réunit des fidèles très nombreux. Ils viennent, prient et donnent de l’argent pour le sanctuaire. Les baguettes faites à partir du bois du temple sont distribuées aux fidèles. Tous les vingt ans, les fidèles reçoivent une nouvelle paire de baguettes.

Qu’est-ce qu’ils en font? Ils les vénèrent?

Oui, elles font partie du temple. C’est un morceau du temple et on s’en sert pour manger, de cette manière la nourriture est bénie, d’une certaine façon. C’est une tradition très ancienne. Les baguettes sont utilisées dans la vie quotidienne. Elles sont faites à partir de piliers très larges, larges comme ça [une quarantaine de centimètres], peut-être plus. Tout est transformé en baguettes.

Et les planches que vous utilisez pour vos oeuvres, qu’est-ce qu’elles deviennent, en général?

J’essaie toujours de le prévoir quand je commence à travailler sur un nouveau projet, de trouver une manière de les recycler, de les utiliser pour autre chose. Dans le passé, je récupérais des matériaux de construction et je les jetais à la fin du projet. Quand j’avais des matériaux neufs, j’essayais de les réutiliser pour d’autres projets. D’autres fois, quand on me propose un projet, ce que deviennent les matériaux est déjà prévu. Parfois ils servent à construire une petite hutte, un abri de jardin… Pour moi, cette étape fait aussi partie du projet. La déconstruction n’est pas si différente de la construction.

Vous pourriez aussi faire des baguettes à partir de vos installations!

C’est trop de travail! Et puis c’est trop religieux de faire des baguettes. Mais je pourrais faire des serre-livres. Ou alors des chaises, des bancs, c’est plus facile.

Je voulais aussi parler avec vous du mouvement Mono-ha. Vous avez dit dans un autre entretien que lorsque vous étiez étudiant, vous n’aimiez pas ce mouvement…

Vous connaissiez Mono-ha? C’était un groupe d’artistes japonais, dans les années 1970. Ils étaient très proches de l’Arte povera. Quand j’étais étudiant, j’avais des professeurs qui faisaient partie de ce groupe. C’est pour cette raison que j’étais un peu contre Mono-ha.

Parce qu’ils étaient trop puissants?

Oui, et puis parce que l’Arte povera et Mono-ha, d’accord, c’est un peu différent, mais c’est très proche. La simplicité des matériaux… Je n’aime pas ce qui joue trop sur l’émotion, le sentiment, la pensée du matériau. Pour eux, une pierre a un sens, vous voyez. Pour moi, une pierre, c’est une pierre. Je suis plus sec, je suis plus froid. J’aime l’espace en soi. Les artistes Mono-ha prennent une pierre, la posent, et l’espace autour entre en tension. De mon côté, si j’installe des pierres, elle peuvent être posées d’une manière ou d’une autre, c’est beaucoup plus facile, beaucoup moins sacré, je ne m’intéresse pas à l’émotion des choses. J’ai un esprit très pratique. C’est ce qui me permet de survivre, sinon mon travail essaierait de me détruire.

Peut-être pouvons-nous parler maintenant d’Under the Water [Exposition de Tadashi Kawamata qui a eu lieu à la galerie Kamel Mennour, à Paris, en 2011]? Je suis curieuse du contraste entre le sentiment de paix que vous évoquez en décrivant cette installation et, au contraire, l’impression de violence qu’elle m’a procurée.

Je pense que ces deux impressions sont en jeu dans Under the Water. Si on imagine l’installation vue du dessus, c’est une reproduction de l’image de tous ces déchets qui flottaient sur l’eau [après le tsunami qui a touché le 11 mars 2011 la côte nord-est du Japon]. C’est une image très calme, sans mouvement, les déchets flottent, c’est très silencieux. Mais si vous vous placez sous l’eau, si vous regardez vers le ciel, l’impression est différente. Par ailleurs, cette installation prenait place dans une cour et aussi dans la galerie, qui étaient de petits espaces l’un et l’autre. L’espace était limité, et j’avais aussi des contraintes par rapport aux matériaux. Mais mon imagination flottait au-dessus de l’eau, sans limites, comme sur un océan. Je sentais que j’avais besoin de ces deux émotions. Bien sûr, c’est très violent, vous savez, tous ces débris. Si vous pouviez voir l’installation du dessus, du premier étage, ce serait comme si la galerie était inondée. Je crois que je voulais que ça donne cette impression-là. Bien sûr, les visiteurs ne peuvent pas voir l’installation de ce point de vue, mais je pense aussi que vous pouvez imaginer ces débris qui flottent sur l’océan, juste après le tsunami, immobiles. Le tsunami lui-même était très violent, mais juste après, tous ces débris ont reflué vers la mer, très lentement, très doucement. Il y a beaucoup d’agressivité, beaucoup de violence, et puis tout retourne à la mer. J’ai vu les images, les films documentaires, c’était très dur, très triste. Et personne ne pouvait rien faire. Ça a duré une demi-heure, le tsunami est venu et reparti, c’est tout. Et ça a bouleversé des vies. Ça a été un très grand choc pour moi. J’ai été très déprimé jusqu’en septembre, octobre. Je me sentais encore… Je ne suis pas un écrivain, je ne peux pas non plus aller les aider en tant que bénévole, si j’étais à Tokyo, j’irais, bien sûr, mais je suis à Paris. Je ne dis pas que mon travail peut aider ces gens, ce n’est pas ça. Mais quand la galerie m’a demandé une installation, j’ai dit d’accord, je vais le faire, et j’ai eu cette idée, Under the Water.

Pensez-vous que vous allez re-créer cette installation dans d’autres lieux? Avez-vous déjà reçu des propositions en ce sens?

J’ai un projet à Tokyo maintenant, une tour. C’est comme ça que je voudrais continuer Under the Water. J’espère que cette tour pourra venir à Paris. Ce sera la deuxième partie d’Under the Water. Je ne sais pas encore si elle pourra être réalisée ou non. Après le tsunami, il y a eu une quantité énorme de déchets qui venaient des bâtiments détruits, je ne sais pas combien, cent mille tonnes ou quelque chose comme ça. C’est un des problèmes qui se posent maintenant, comment faire disparaître ces déchets. Toutes les villes, toutes les préfectures doivent se partager ce travail, être partenaires. C’est un sujet sensible parce que les gens ne veulent pas que tout ça disparaisse. Ça fait partie de leur vie, de leurs souvenirs. J’essaie de construire une tour à partir de ces débris. C’est un sujet très sensible. J’ai déjà reçu des réactions de certaines personnes qui vivent dans la région touchée par le tsunami. Ils n’aiment pas beaucoup mon idée. Ils ont l’impression que je vais exposer, exhiber leur maison, leur vie. Pour l’instant, c’est donc très sensible. Je crois que je vais commencer par faire une tour à Tokyo avec ces matériaux, et qu’ensuite cette tour viendra à Paris, comme les déchets qui flottent sur l’océan, et qui le traversent. La tour fera le même trajet. Après Paris, je voudrais que la tour revienne au Japon et y reste. C’est l’idée, mais c’est très sensible, alors on verra ce qui arrivera.

Vous voulez donc utiliser les débris qui sont toujours sur place, sur la côte, pas ceux qui flottent maintenant sur l’océan?

Non, non, ces déchets qui flottent sur l’océan m’intéressent beaucoup mais de manière métaphorique. Ils traversent l’océan, mais dans un an ils seront revenus à leur point de départ. J’imagine le mouvement naturel de ces éléments. Les gens essaient d’oublier que le tsunami a eu lieu mais les débris ne disparaissent pas, ils vont revenir. Je veux que cette tour en garde le souvenir, que tout ne soit pas détruit. Mon projet n’est pas de récupérer les déchets dans l’océan, c’est plus métaphorique. Je pense le réaliser cette année.

Vous savez quel titre vous donnerez à cette tour?

Je donne toujours le nom du lieu à mes projets. Mais là je ne sais pas, je n’ai toujours pas la
permission. Pour l’instant j’appelle le projet « Tokyo in Progress ».

Et pour en revenir à Under the Water, remonteriez-vous l’installation de la même manière?

Je ne sais pas. Je trouve qu’Under the Water est très intéressant. Le titre, l’idée… mais je ne garderais pas la même structure, je le ferais différemment. Mais je veux garder l’impression que l’on regarde le ciel de sous l’eau.

C’était très beau, dans la galerie, de pouvoir voir le ciel à travers l’installation… Vous aviez déjà réalisé des structures de ce type, par exemple à Berlin.

Oui, je l’ai fait deux ou trois fois, parce que j’aime beaucoup ce genre de pression. J’ai créé une installation en Allemagne, dans une ancienne ville minière . Le musée était un ancien bunker, donc les murs étaient très épais, deux mètres, en béton, donc on sentait une certaine pression. J’ai réalisé un deuxième plafond, qui ajoute encore du poids. Il était accroché à deux mètres de hauteur, donc il fallait parfois se pencher un peu. Il y avait le poids du bunker, le poids de la mine, le poids de ce plafond, tout ça se mélangeait. Et bien sûr j’ai fait Les Chaises de traverse à la Synagogue de Delme. Une synagogue est aussi un lieu très particulier. Le rez-de-chaussée est réservé aux hommes, le premier étage est pour les femmes. L’espace est divisé. Les chaises flottaient donc entre ces deux espaces. Il n’y avait pas de chaises au rez-de-chaussée, pas de chaises au premier étage ; elles flottaient entre les deux. On pouvait voir à travers les chaises vers le premier étage. C’était un peu comme Under the Water.

À la galerie Kamel Mennour, vous présentiez aussi deux séries de diapositives projetées au sous-sol. Que sont ces images? D’où viennent-elles? Les collectionnez-vous depuis longtemps?

Oui, je les collectionne depuis longtemps. Je les découpe dans des journaux.

Vous faites des albums?

Oui, je ne sais pas combien j’en ai. Ça fait dix ou quinze ans, et je continue. Ils sont tous à Tokyo. J’ai déjà montré cette pièce à Tokyo, les diapositives. Pour une exposition à l’Art Tower Mito 13, j’ai fait une grande installation à partir de journaux, j’ai simplement empilé cinq tonnes de journaux. Ils m’ont demandé une installation. Ils voulaient qu’elle soit à l’intérieur du musée, pas à l’extérieur. Cinq tonnes de journaux, c’est ce que les habitants de Miton lisent chaque jour, le matin ou l’après-midi. Alors j’ai récupéré cinq tonnes de journaux et je les ai empilées dans le musée. Là, ce n’est pas du bois, c’est un autre matériau. Enfin. C’est là aussi que j’ai montré ces diapositives. À ce moment-là j’avais déjà commencé ma collection d’images, donc j’ai décidé de les montrer. C’est une espèce de dialogue entre ces photos d’accidents et les photos de mon travail, des rencontres de hasard. Pourquoi ces photos me fascinent… C’est – en fait je ne sais pas, c’est très intéressant, passionnant. Bien sûr ce sont des images de désastres, des choses très mauvaises. Mais ce que je trouve bizarre, très inhabituel, c’est que sur ces images, après une tornade, après un accident de voiture, on ne voit pas grand chose, en réalité.

On ne voit jamais de corps.

Non, parce que vous savez, tout ça vient surtout de journaux japonais, et les journaux japonais sont contrôlés. On ne voit jamais de cadavres dans nos journaux. Donc la question des cadavres dans les photos que je collecte ne se pose pas vraiment… Mais ce qui me fascine c’est plutôt la structure de ces images, pas leur contexte social, les problèmes politiques, la guerre… Je suis fasciné par l’aspect d’un bâtiment détruit, par la structure étrange qui en sort. Ce sont des formes hors de contrôle, c’est très intéressant.

C’est donc là qu’est le lien entre ces images pour vous. C’est la question de la structure qui relie votre travail à un accident de voiture ou à une explosion.

Le contrôle et son contraire.

(...)

À propos des matériaux – nous venons de parler d’une installation faite à partir de journaux, mais la plupart de vos oeuvres utilisent le bois brut, et quand on pense à votre travail c’est cet élément qui vient d’abord à l’esprit. Cependant vous dites souvent que vous n’éprouvez pas un grand intérêt pour le bois lui-même : pourriez-vous avoir utilisé comme composante majeure de votre oeuvre un autre matériau?

Je ne veux pas trop penser au matériau. Je pense qu’une fois qu’on a choisi quelque chose, il faut continuer. C’est ce qu’il y a de plus simple. Si vous cherchez un matériau, vous pouvez penser au métal, à la pierre… mais c’est trop compliqué. Je pense que j’ai commencé à travailler avec le bois parce que j’étudiais la peinture, pas la sculpture ni l’architecture. Un tableau, c’est une toile tendue sur une structure. Ma première installation était simplement un groupe de toiles dressées dans un espace. Pour ma deuxième installation, j’ai enlevé la toile, il ne restait que les châssis : c’est en fait ma première installation qui utilise le bois comme matériau principal. Ensuite, j’ai continué à utiliser ces châssis, je les ai recyclés dans d’autres installations. Il y a des raisons économiques aussi : le bois ne coûte pas cher du tout, et je peux en trouver n’importe où, il y a un format standard. Et puis comme je le dis souvent, n’importe qui peut le manipuler, n’importe qui peut planter un clou, scier une planche, même des enfants. C’est un matériau qui est très ouvert, qui est international et qui ne coûte pas cher, tout ça me va très bien. Et puis je n’ai pas besoin de le transporter, je peux en acheter ou en récupérer n’importe où. Pour moi, c’est donc l’un des meilleurs matériaux possibles, mais j’utilise parfois aussi des journaux, des chaises, et puis des genres de containers en métal, parce que ce sont des éléments systématiques. Mais bien sûr, les journaux et les chaises sont faits à partir de bois.

Vous gardez toujours le matériau brut, vous ne le peignez jamais, par exemple?

Au début, j’ai peint des structures en blanc. J’ai fait une exposition dans une galerie avec des structures en bois brut, d’autres peintes, pour essayer de les effacer, d’effacer la structure. C’était trop, elles étaient trop nombreuses. Je les ai peintes en blanc, de la même couleur que le mur, pour qu’elles disparaissent. J’ai déjà fait ça. Mais sinon, non, généralement je ne peins rien, j’utilise ce que je trouve.

Vous êtes professeur aux Beaux-Arts de Paris. Comment enseignez-vous?

Si un étudiant a une question à me poser, je discute avec lui. S’il veut me montrer quelque chose, je vais le voir et je lui fais quelques critiques. C’est très simple, je ne suis pas un professeur face à une classe. Les étudiants font des projets, s’ils ont des problèmes ils peuvent m’en parler, on discute. Je pense qu’il faut être prudent avec les étudiants : je ne veux pas trop les influencer avec mon esthétique, ni être trop critique. Il faut être convaincant, mais respecter leurs sentiments, leur rapport au matériau. Faire en sorte qu’ils fassent le meilleur travail possible. Ce serait tellement facile de les détruire, je crois. Il suffirait de dire : « Je n’aime pas votre travail », c’est tout. Mais ça ne sert à rien. C’est difficile d’évaluer l’art, ce n’est pas mathématique. Si un étudiant veut devenir artiste, il faut le respecter, être attentif à sa sensibilité. C’est pour cette raison que je ne veux pas que trop d’étudiants s’inscrivent dans mon atelier.

(...)

Pourriez-vous nous parler du livre de Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes, que vous mentionnez souvent?

Dans les années 1960-1970, ce livre était très connu. Tous les étudiants en architecture, pas tellement les étudiants des Beaux-Arts, plutôt les étudiants en architecture ou en sociologie, lisaient ce livre. Je l’ai connu grâce à un de mes amis. C’est complètement fascinant, cette architecture vernaculaire. Pour moi, c’est de l’art. Au même moment, alors que j’étais étudiant, j’ai découvert le Facteur Cheval. Je pense que les artistes sont comme le Facteur Cheval, ils font ce qu’ils veulent, même si on pense qu’ils sont fous. Bien sûr, dans le cas du Facteur Cheval, il y a une dimension religieuse. J’étais très intéressé aussi par les abris que se construisent les SDF.

Vos sources d’inspiration principales se trouvaient donc en dehors du monde de l’art. Y a-t-il aussi des artistes qui vous ont influencé?

Bien sûr. Quand j'étais étudiant j’étais fasciné par le Land Art, et aussi par Gordon Matta-Clark. Il était le seul à ce moment-là à travailler dans la ville, pas dans un parc immense ni dans un désert. Je trouve souvent que les artistes qui travaillent dans le paysage sont trop romantiques, trop optimistes, ça ne me plaît pas beaucoup. J’aime que l’art soit plus complexe, qu’il s’attaque à un problème. Je crois que c’est pour ça que j’aime beaucoup Gordon Matta-Clark. Je suis heureux que ce livre soit publié après celui de Gordon Matta-Clark!

Quels sont vos projets en cours , à part « Tokyo in Progress »?

J’ai plusieurs projets. Je viens de finir un projet en Belgique, à Gand, et maintenant je travaille à Lyon, sur les rives de la Saône. L’année prochaine je vais peut-être faire quelque chose au Parc de la Villette. Je continue. Ça marche toujours de la même manière, quelqu’un m’envoie un e-mail, me propose de travailler quelque part…

Quel est votre processus de travail? Faites-vous des croquis, des maquettes, prenez-vous des notes?

Quand on m’envoie une proposition, je vais sur place, je demande des informations, une carte, des photos. Ensuite je commence à faire des croquis, je fais une esquisse très générale. Si les commanditaires l’acceptent, je commence alors à faire des maquettes et des dessins plus précis. Je travaille toujours comme ça. Ça prend en général un an, parfois trois. En fait, voilà la vérité : je garde toujours ma première impression à l’esprit. Il faut toujours aller sur place sans a priori, sans image. Je vais sur place, je recueille des informations, je rentre à l’hôtel pour dormir, mais quelque chose me reste en mémoire. Cette image est très forte, très originale aussi. Ça m’intéresse toujours d’aller voir les lieux, sans rien savoir, j’y vais, je marche, je m’arrête peut-être prendre un café, et je rentre à l’hôtel. C’est à partir de cette impression-là que je fais mes premiers croquis. Plus la première impression est forte, plus le projet est fort. Quand j’ai fait ce projet à New York sur Roosevelt Island, j’ai d’abord vu ce bâtiment complètement abandonné, j’étais fasciné. Mais je ne savais pas ce que je pouvais faire. J’ai beaucoup réfléchi. J’ai essayé de comprendre pourquoi ça me fascinait tant. J’ai compris qu’il fallait que je construise quelque chose. Il a fallu deux ou trois ans pour mettre au point la première proposition. Je n’avais pas de réseau, pas de contacts. J’ai commencé à chercher des financements, à parler avec des gens. Je travaillais avec une commissaire indépendante, [Claudia Gould,] qui est maintenant directrice [du Jewish Museum de New York]. On s’est rencontrés très tôt. On a travaillé ensemble pour essayer d’obtenir les autorisations, etc. On a mis sept ans avant de pouvoir réaliser ce projet. Ensuite il a fallu six mois pour obtenir le permis de construire et trois mois pour la construction. L’exposition a duré un mois, on ne pouvait la visiter que sur rendez-vous. Et puis il a fallu encore un mois pour la démonter. C’est tout.

Comment aviez-vous découvert ce bâtiment sur Roosevelt Island?

L’East River est là, Roosevelt Island là, et le PS1 ici. Chaque midi, je montais sur le toit, je mangeais un sandwich, et je regardais l’île. J’étais très curieux, je me demandais ce que c’était que ce bâtiment. Et puis un jour j’y suis allé. Tout était fermé, j’ai sauté par-dessus la barrière. C’était magnifique.

Est-ce qu’il vous arrive parfois de ne pas être inspiré par un lieu où vous êtes invité?

Je ne crois pas, non, jamais. Le moment où je découvre les lieux est très important. Si je n’y voyais rien, si je ne pensais à rien, alors peut-être que je ne pourrais rien faire.

Mais ça ne vous est encore jamais arrivé.

Non. Je trouve toujours quelque chose qui m’inspire.

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Né en 1953, Tadashi Kawamata est un artiste japonais qui vit et travaille entre Tokyo et Paris. Il réalise fréquemment des interventions in situ, qui se greffent sur l'architecture existante, à partir de bois et de matériaux de récupération. Son travail a été exposé dans de nombreuses institutions internationales comme le MAAT, à Lisbonne, le Musée Pouchkine de Moscou, le Musée d'art de Thurgovie, en Suisse, le Centre Pompidou à Paris et à Metz, le Toyosu Dome à Tokyo, le HKW à Berlin, la Serpentine Gallery à Londres, le MACBA à Barcelone, et lors de nombreuses biennales d'art telles que la Biennale de Venise, la Documenta 8 et IX, la Biennale internationale de São Paulo, le Skulptur Projekte Münster, la Biennale de Sydney, la Triennale d'art Echigo-Tsumari à Niigata, la Biennale de Shanghai, la Biennale de Busan et la Biennale d'Helsinki, entre autres. Il a travaillé comme professeur à l'Université des Beaux-Arts de Tokyo de 1999 à 2005 et enseigne à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris depuis 2007.

Cerise Fontaine est éditrice et traductrice. Elle a notamment travaillé pour les Éditions Lutanie, le MoMA, Perrotin, la Fondation Luma, Cahiers d'Art, les Cahiers du Cinéma et Gagosian. Elle a cofondé la maison d'édition de livres pour enfants AM forlag en Islande. 

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Traduit de l'anglais par Cerise Fontaine

Image : Shigeo Anzai, 1983