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Gerard Malanga & Andy Warhol se concertent sur l'angle de prise de vue de la série "Kiss" d'Andy Warhol, 1965. Photo © Archives Malanga.

Gerard Malanga en conversation avec Manon Lutanie et Raymond Foye au sujet de Rene Ricard, Hudson, le 9 juillet 2022.

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L’été dernier, Rachel Valinsky, Sean Vegezzi et moi nous sommes retrouvés au petit matin devant l’immeuble de Sean à Brooklyn. Nous avons roulé jusqu’à Hudson, dans l’État de New York, pour rendre visite au poète, réalisateur et photographe américain Gerard Malanga, qui avait accepté de nous parler de son amitié avec Rene Ricard, qui coïncide avec une période de grande effervescence dans sa vie, où lui-même travaillait avec Andy Warhol, performait avec le Velvet Underground, et réalisait ses premiers films.

Nous nous sommes perdus, nous sommes arrivés en retard. Quand nous avons finalement trouvé la façade de bois peint dans une rue calme de Hudson, Gerard nous a reçus dans la pièce principale de la maison, où il était en compagnie de nos amis Raymond Foye et L u m i a, son chat Odie endormi sur le rebord de la fenêtre. C’était une belle journée de juillet, et nous sommes allés marcher le long du fleuve, puis nous sommes repartis vers la ville dans la lumière du jour qui déclinait.

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Manon Lutanie : Merci beaucoup de nous recevoir. À quoi ressemblait votre vie lorsque vous avez rencontré Rene Ricard?

Gerard Malanga : J’ai rencontré Rene au printemps 1965, je pense. Je travaillais alors avec Andy Warhol, j’étais son assistant. Un jour, j’étais seul à la Factory et Rene est apparu. Je me souviens de la première chose qu’il m’ait dite : « Je suis venu te chercher. » J’ai trouvé ça très drôle. Il n’est pas resté longtemps, mais j’étais très curieux de lui. Peu après, je suis allé à Paris pour le vernissage d’une exposition de peintures de fleurs de Warhol, et quand je suis revenu, Ronnie [Ronald] Tavel avait écrit un nouveau scénario pour Andy Warhol. Il s’agissait d’un film intitulé Kitchen, avec Edie Sedgwick. J’ai demandé à Ronnie s’il pouvait écrire un rôle pour Rene, pas forcément un rôle parlant. En fin de compte, Rene a joué le domestique, dans le film – presque le rôle le plus important, mais à l’arrière-plan. Et ça pendant soixante-dix minutes. Il faisait la vaisselle dans l’évier. Je ne me souviens pas très bien de ce qu’a éprouvé Rene en jouant dans le film, mais je crois que ça lui a plu. C’était vraiment bien. Ça s’est bien passé. Je n’ai pas beaucoup revu Rene en 1965. Je l’ai revu un peu moins d’un an plus tard.


Autoportrait, 1971. Photo © Gerard Malanga.

Manon : Pouvez-vous décrire l’allure qu’il avait à l’époque, à quoi il ressemblait?

Gerard : Eh bien, c’était un jeune Rene. Il était mince, il était grand, il était mignon. Il avait l’air déterminé à faire quelque chose, mais je pense qu’il ne savait pas quoi.

Manon : Et vous, à ce moment-là, comment se passaient vos journées?

Gerard : Mes journées à New York... Il y avait beaucoup de fêtes, de vernissages dans des galeries d’art, de rencontres avec des gens intéressants. Il y avait des jours de grand calme, des jours où j’étais à la Factory. Rien ne se ressemblait. Il n’y avait pas de routine, si je puis dire. J’écrivais déjà à l’époque.

Manon : Vous étiez tous les deux très jeunes.

Gerard : En 1965, j’avais 22 ans, et je crois que Rene avait 19 ou 18 ans.

Manon : Il n’était pas si loin de son enfance et de son adolescence. Est-ce qu’il en parlait?

Gerard : Un peu. Quand il vivait à Boston, il dormait sur les canapés des uns et des autres parce qu’il n’avait pas de logement. Je crois qu’il gagnait sa vie en posant nu pour des cours de dessin au musée des Beaux-Arts de Boston. Je ne sais pas ce qu’il faisait d’autre, mais il semblait un peu épuisé. Il portait peut-être un peu de cette énergie avec lui, ainsi qu’une sorte de découragement, et cette recherche de quelque chose à faire de sa vie.


Rene Ricard et Delia Biddle, 1972. Photo © Gerard Malanga.

Manon : Qu’est-ce qui le caractérisait à l’époque?

Gerard : C’était un bon raconteur. Il savait raconter des histoires. Il pouvait être très amusant, très drôle, du genre d’humour qui laisse entrevoir autre chose, un certain type d’intelligence.

Manon : Dans votre autobiographie, encore inédite, vous consacrez un chapitre à votre relation avec Rene Ricard, et vous écrivez notamment qu’Andy Warhol se sentait quelque peu menacé par lui, ou inquiet. Pouvez-vous m’en dire davantage sur ce que vous avez vu et compris de leur relation?

Gerard : Andy était lui-même très peu sûr de lui, d’un certain point de vue, ou même intimidé par les gens vraiment intelligents. Il était très réservé, très timide. Il n’était pas très doué pour s’exprimer. Rene, lui, était extraordinairement doué pour s’exprimer. Andy s’est donc peut-être senti menacé par Rene de ce point de vue-là, intellectuellement. Pendant toute la période allant de 1965 à 1967 ou 1968, Andy n’a probablement jamais vraiment changé d’avis sur ce qu’il ressentait à l’égard de Rene.

Manon : Pensez-vous que ça a changé par la suite?

Gerard : Pas vraiment, non. Andy n’est jamais devenu proche de Rene, ni un ami – et c’était pareil avec moi. Andy était comme ça.

Manon : Ça me fait penser à The Andy Warhol Story, le film d’Andy Warhol aujourd’hui disparu, dans lequel Rene Ricard jouait le rôle d’Andy Warhol.

Gerard : On peut le voir, il existe toujours. Il n’a peut-être pas encore été numérisé, mais il est probablement dans les archives du Andy Warhol Museum. C’est un film très intéressant parce qu’Andy a choisi Rene pour jouer son rôle, face à Edie Sedgwick. Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais Susan [Bottomly] se faisait passer pour la mère d’Andy. Je me souviens vaguement du film. C’était intéressant, compte tenu de cette dynamique entre Andy et Rene.


Andy Warhol et Gerard Malanga, composition issue de la série "Photobooth" de Gerard Malanga, 1964. Photo © Gerard Malanga.

Manon : Comment votre amitié avec lui a-t-elle évolué par la suite?

Gerard : La relation entre Rene et moi s’est améliorée au fil du temps. Il a commencé à écrire des poèmes, qui étaient assez stupéfiants, et j’ai aidé à ce qu’il soit publié dans des magazines. D’ailleurs, ce matin, je suis tombé sur une revue... je vais voir si je peux mettre la main dessus. Il s’agit de la première publication de Rene Ricard, dans une revue appelé Harbinger, publiée à Austin, au Texas. Je suis sur la couverture avec Andy, et deux ou trois poèmes de Rene sont publiés à l’intérieur. J’ai moi aussi deux ou trois poèmes dans ce numéro. La revue est accompagnée d’un supplément sur le cinéaste Bruce Baillie. Le rédacteur en chef et éditeur était un de mes amis, Gregg Barrios. La publication s’est interrompue après ce numéro, c’est donc un magazine très rare, et c’est la première apparition de Rene sur papier.

Manon : Vous avez mentionné le fait que vous habitiez ensemble, à un moment donné. À quoi ressemblait sa vie quotidienne?

Gerard : (rires) Eh bien, les journées de Rene commençaient probablement vers 11 heures du matin quand il se réveillait. Il dormait sur mon canapé, dans le salon. Il a dormi sur ce canapé pendant toute une année. Il faisait ses plans pour la journée, qu’il s’agisse de déjeuner avec quelqu’un, de rendre visite à un artiste dans son atelier, d’assister au vernissage d’une galerie d’art, de dîner, etc. La plupart du temps, à vrai dire, ça m’incluait également. Il menait une vie très animée.

Manon : Vous souvenez-vous de ses dessins? Déjà très jeune, il faisait de très beaux dessins à main levée.

Gerard : Oh, les dessins à main levée. Il n’a pas tellement continué dans cette voie. Mais quand il le faisait, il était très doué, un genre de trait presque à la Léonard de Vinci, tout droit sorti de la Renaissance. Il était très doué pour ce qu’il faisait, mais il n’a pas pris ça au sérieux.

Manon : Pouvez-vous nous raconter la fois où vous avez envoyé Rene Ricard pour vous remplacer lors d’un événement – une projection je crois? J’aime beaucoup cette histoire.

Gerard : Oui, c’était à l’époque où je performais avec le Velvet Underground. J’avais été invité à Cornell, l’université située à Ithaca, dans l’État de New York, pour projeter des films et faire une lecture de poésie. Andy était un peu contrarié, il ne voulait pas que je parte ce soir-là. Il devenait un peu difficile, il me semble. La situation était très délicate. Je ne pouvais pas aller à Ithaca, mais je m’étais engagé à y aller. J’ai donc demandé à Rene de me remplacer. Je lui ai dit : « Fais-toi passer pour moi. » Il a fait semblant d’être moi, mais ça ne l’a pas empêché d’être lui-même au cours de la lecture. Les élèves l’ont adoré et il s’est bien amusé. Il est revenu avec plein d’argent pour nous deux, grâce auquel nous avons pu vivre pendant un mois, déjeunant et dînant chez Max’s Kansas City, etc.

Manon : En 1968, vous avez tourné un film dans lequel il apparaît, Preraphaelite Dream, avec Loulou de la Falaise.

Gerard : Il faut dire que chaque fois que j’étais avec une belle femme, Rene apparaissait, sans crier gare (rires). Un jour, je tournais avec Loulou de la Falaise et j’ai intégré Rene dans une des scènes, que je tournais dans l’East Village. Cela a bien marché. Le film doit être restauré. Il faut que je m’en occupe.

Manon : En quoi consistait la scène?

Gerard : Il y a une scène où ils marchent tous les deux sur la Deuxième Avenue, vers Saint Mark’s Church, et ils entrent dans un jardin. Puis il y a une scène où ils se balancent sur une balançoire attachée à un arbre. C’était très drôle. Je pensais que la branche se casserait, mais non.


Rene Ricard et Loulou de la Falaise, 1968. Photo © Gerard Malanga.

Manon : Vous apparaissez aussi tous les deux dans un film de Warren Sonbert, Hall of Mirrors (1966).

Gerard : Warren était directeur de la photographie pour un de mes films, In Search of the Miraculous (1967). Il apparaît également dans le film. Warren et moi étions très bons amis. Rene lui aussi s’entendait bien avec lui. Warren était inscrit au programme de cinéma de la NYU à l’époque. Il était étudiant. C’était un jeune homme très talentueux et il nous a beaucoup aidés pour le film.

Manon : Et c’est vous qui avez filmé le screen test de Rene Ricard, pour Andy Warhol. Vous souvenez-vous de ce moment?

Gerard : (rires) Eh bien, ce moment était un peu comme tous les autres moments que vous pouvez vivre lorsque vous filmez le screen test de quelqu’un. C’est un film muet. Personne ne parle. Il n’y a pas de son. Rene était placide, très paisible, fixant la caméra. Cela a duré trois minutes et ça s’est arrêté là.

Manon : Vous avez pris de nombreuses photos de lui tout au long de votre amitié.

Gerard : Oui. J’ai beaucoup photographié Rene, je crois, au printemps 1970, à Boston, notamment. Il était très campy, très théâtral. Il était assis sur un vieux matelas dans une ruelle. Une situation assez miteuse. C’est la première photo que j’ai prise de lui. À partir de ce moment-là, chaque fois que nous étions ensemble, j’avais mon appareil photo avec moi. Il y a eu des périodes où je ne l’ai pas vu. Par exemple, de 1971 à 1977. Nous nous sommes retrouvés en 1977, et j’ai pris beaucoup de photos de lui à ce moment-là. Partout où nous allions, j’avais mon appareil photo avec moi. Il aimait se faire photographier et cela m’amusait beaucoup aussi. Je pensais qu’il était important de documenter Rene. Il y a deux ou trois photos que j’ai prises de lui et qui sont assez… moroses, où il ne regarde pas l’objectif. J’aime beaucoup ces photos-là.

Manon : Vous avez dit qu’il n’était pas toujours accepté dans le milieu poétique de l’époque. Pouvez-vous nous décrire un peu ce milieu et la place qu’il y tenait?

Gerard : Je ne pense pas avoir été accepté dans le milieu de la poésie non plus. Mais c’était amusant d’encourager Rene à prendre soin de lui Certains l’aimaient, d’autres pas. Il pouvait en rebuter plus d’un. C’est arrivé, mais certains poètes se sont habitués à lui, donc ça s’est bien passé pendant un certain temps.

Raymond Foye : Gerard, peut-être pourriez-vous nous parler un peu du milieu littéraire de Boston dont Rene faisait partie?

Gerard : Le milieu de Cambridge était quelque chose dont j’étais plutôt à la périphérie, mais il arrivait que je voie Rene non pas à New York, mais à Cambridge ou à Boston. Notamment au cours de l’été 1966, au cours duquel je me suis rendu à Cambridge pour les vacances. J’avais apporté une caméra. Rene traînait avec Susan Bottomly, qui était alors une débutante, une vraie débutante. Elle avait 17 ans, elle venait d’avoir le bac. Elle ressemblait beaucoup à Elizabeth Taylor, qui avait joué dans un film intitulé National Velvet. Je lui ai donc donné un surnom, International Velvet. Nous avons tourné un film dans la maison d’un ami à Milton, dans le Massachusetts, au cours duquel Susan se maquillait pendant plus de trente minutes. Je tournais avec une Bolex et je devais changer de bobine toutes les trois minutes. Au cours de la dernière bobine, qui est très amusante, on voit Rene et Susan avec un de leurs amis, Chase Mellon, qui était à l’époque étudiant à Harvard. Nous apparaissons tous dans la dernière scène et Susan porte un maillot de bain. Rene, sans que Susan s’en aperçoive, a habilement défait le haut de son maillot de bain. Susan, à ce moment-là, était très ivre. Elle riait de tout ça.

Manon : Vous avez encore ce film?

Gerard : Oui. Il est en noir et blanc. Il est muet. Il dure environ 36 minutes. C’était le premier film dans lequel apparaît Susan. Elle a ensuite tourné quelques films avec Andy, puis elle est partie à Paris, où elle a rencontré quelqu’un. Elle a vécu là-bas pendant un certain temps.


Rene Ricard, Londres, 1972. Photo © Gerard Malanga.

Raymond : Qui sont les poètes qui ont inspiré Rene? Qui étaient les personnes qu’il admirait? Et qui ceux qui l’admiraient?

Gerard : Question intéressante. Je pense que Larry Fagan faisait partie des gens qui n’était pas enchantés par Rene. Bill Berkson s’est peut-être méfié de Rene au début. Anne, en revanche, l’aimait beaucoup – Anne Waldman.

Raymond : Il admirait Robert Creeley, John Wieners.

Gerard : Oui, bien sûr. Robert Creeley adorait Rene. Ils s’entendaient à merveille. Je pense que Creeley a été très frappé par le talent dont Rene faisait preuve dans les poèmes qu’il écrivait. C’était tout à fait étonnant. Cela coûtait beaucoup à Bob d’écrire un très long poème pour quelqu’un, et Bob a écrit ce poème exquis pour Rene, comme vous vous en souvenez peut-être, qui s’intitule « Pour Rene Ricard ».


Rene Ricard et Robert Creeley, 1976. Photo © Gerard Malanga.

Raymond : Qu’en était-il de sa garde-robe, de ses vêtements? Que pouvez-vous dire sur la façon dont il s’habillait?

Gerard : C’est une très bonne question. Rene avait le don, par exemple, d’ajouter, d’attacher des fleurs à ses vêtements, ou de porter des bracelets colorés, des choses comme ça. Des détails surprenants pour un homme. À cet égard, il était très sophistiqué. Quand je l’ai filmé avec Loulou de la Falaise, ils avaient des bracelets assortis, c’était très flamboyant.

Manon : Pourriez-vous nous parler de la façon dont, en 1978, vous avez eu l’occasion d’être l’éditeur de ce qui devait alors être le premier volume d’une série de livres de poésie, commandités par la Dia Art Foundation, projet qui s’est soldé par la publication d’un seul livre, Rene Ricard 1979-1980, le premier livre de poésie de Rene Ricard? Pouvez-vous nous parler du contexte, et de la manière dont ça s’est déroulé?

Gerard : En 1978, Rene vivait avec moi à New York et Heiner Friedrich, qui était le directeur de la Dia Art Foundation, était très séduit par lui. Je ne sais pas s’il connaissait bien la poésie de Rene, mais il a senti qu’il y avait là quelque chose. Il m’a donc confié la responsabilité du projet, car Rene ne lui paraissait pas très responsable vis à vis de son travail, ce qui était vrai. Je devais donc le guider pour qu’il soit plus organisé. Je l’aidais avec ça. Parallèlement, nous avons assemblé le manuscrit et nous avons finalement obtenu quelque chose qui semblait adapté au contexte. C’était son premier recueil de poésie. C’est lui qui a eu l’idée de la couverture Tiffany, avec la couleur exacte du catalogue Tiffany. J’ai engagé un typographe pour le livre, qui était lui-même éditeur, Bruce Chandler, de Heron Press. Bruce vit toujours à Springfield, dans le Massachusetts. Il était très rare de réaliser un livre de 1000 exemplaires en typographie, avec les caractères de plomb. C’était tout à fait extraordinaire. Habituellement, on peut imprimer un livre en typographie à 300 ou 400 exemplaires, mais pas à 1000 exemplaires. Bien sûr, il y a beaucoup d’usure avec le plomb, les caractères. Tout le livre a donc été imprimé en typographie, plutôt qu’en offset. Il avait un éclat particulier, très élégant. Quoi qu’il en soit, ce fut un grand succès. Heiner était très satisfait du livre. J’ai préparé un contrat pour Rene qui prévoyait une avance de 5000 dollars pour le livre, ce qui était vraiment inédit dans le monde de la poésie. Ensuite, Heiner a eu l’idée de demander à Rene de faire connaître le livre en organisant cinq lectures de poésie dans des lieux différents, qui seraient parrainées par Dia. Rene devait être payé 1000 dollars de plus par lecture. Cette seconde partie du contrat n’a jamais eu lieu, et la situation est devenue très compliquée à cause du comportement de Rene.


Robert Mapplethorpe et Rene Ricard, 1977. Photo © Gerard Malanga.

Manon : Vous souvenez-vous du processus de sélection et d’édition des poèmes?

Gerard : Oui, dans une certaine mesure. C’était il y a longtemps. En ce qui concerne l’édition du livre avec Rene, il me semble que nous avions réussi à donner à la table des matières une certaine structure qui fonctionnait. Il s’agissait d’un livre de poésie rassemblant tout le travail de Rene au cours de, disons, les trois années qui venaient de s’écouler.

Manon : Vous m’avez dit un jour que cette amitié étroite qui vous liait à lui s’était brisée, à un moment donné. Pouvez-vous nous parler de ce qui s’est passé?

Gerard : C’est une histoire très triste. C’est quelque chose que je n’ai jamais vraiment raconté. Rene devait donner une lecture à Staten Island, qui se situe assez loin de Manhattan, avec une autre poète, Alice Notley, qui vit à Paris maintenant. Rene a donc appelé Dia pour dire : « Je vais passer chercher mon premier chèque de 1000 dollars. » Heiner a été très contrarié, car ce n’était pas une lecture organisée par Dia. C’était quelque chose que Rene ou Alice avaient organisé. J’étais dans les bureaux de Dia un jour et l’un des directeurs est venu me trouver et m’a dit : « Nous avons un problème, Rene a appelé pour dire qu’il allait venir chercher un chèque de 1000 dollars pour une lecture avec laquelle nous n’avons rien à voir. Pouvez-vous lui en parler? » J’ai dit que je le ferais la prochaine fois que je le verrais, et l’occasion s’est présentée quelques jours plus tard lors d’un vernissage. J’ai pris Rene à part et je lui ai dit : « Je dois te parler de quelque chose. » J’ai commencé à lui expliquer la situation avec Dia, qu’ils n’allaient pas lui donner 1000 dollars pour cette lecture. Avant que j’aie pu terminer, il s’en est pris à moi. Il a tourné les talons, il s’est éloigné, l’air pincé, et c’était terminé. Heiner a mis un terme au projet de collection.

Manon : Ça ne s’est jamais arrangé entre vous?

Gerard : Pas du tout. Rene, je l’ai découvert, était rancunier. C’était sa position. Il y a une vieille expression, qui est très drôle, je trouve. « Tuer le messager. » En l’occurence, j’étais le messager.

Manon : Vous souvenez-vous de la dernière fois que vous l’avez vu?

Gerard : Nous avons organisé une fête pour le livre, dans une librairie. C’était après la dispute. Après cette fête, je ne l’ai plus revu. C’est curieux, parce qu’on fréquentait souvent les mêmes personnes, mais je n’ai plus jamais eu l’occasion de le croiser.

Manon : Merci beaucoup.

Gerard : Merci à toi.

Manon : Votre chat est resté très silencieux.

Gerard : Oui, ce chat est un dormeur. [Au chat :] Bonjour, chéri.

Raymond : Gerard, je vois que vous avez un dossier ici, sur lequel il est écrit « Rene Ricard prints ». Est-ce qu’on peut l’ouvrir?

Gerard : Non.

(Tout le monde rit)


Rene Ricard, New Bedford, 1970. Photo © Gerard Malanga.

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Né dans le Bronx en 1943, Gerard Malanga est un poète, photographe, cinéaste et archiviste américain, et une figure centrale de la scène artistique new-yorkaise. Il est l'assistant et le collaborateur d'Andy Warhol à la Factory de 1963 à 1970, où il filme plus de cinq cents "Screen Tests". En 1969, il fonde le magazine Interview avec John Wilcock et Andy Warhol. À partir de 1970, il se consacre à sa propre pratique photographique, avec une attention particulière portée aux portraits d'artistes et de poètes, mais aussi aux nus et à la documentation urbaine. Il a réalisé plusieurs films, dont In Search of the Miraculous (1967), Preraphaelite Dream (1968) et Gerard Malanga's Film Notebooks (2005), présenté en avant-première mondiale au Festival international du film de Vienne, également connu sous le nom de Viennale. Il est l'auteur de plusieurs recueils de poésie, dont No Respect : New & Selected Poems 1964-2000 (Black Sparrow Press, 2001) et The New Mélancholia & Other Poems (Bottle of Smoke Press, 2021). Son livre le plus récent est Gerard Malanga's Secret Cinema (2023), édité par Waverly Press. Ses poèmes ont été publiés dans Poetry, Paris Review, Yale Review et The New Yorker, notamment. Il vit dans la vallée de l'Hudson avec son chat Odie.

Rene Ricard est un auteur, artiste et acteur américain né en 1946 à Acushnet, dans le Massachusetts, où il passe une enfance difficile. Il s’enfuit à Boston adolescent et fréquente les milieux littéraires et artistiques. À 18 ans, il s’installe à New York et devient une figure centrale de la scène artistique et littéraire de la ville. Il apparaît dans plusieurs films d’Andy Warhol et jouera dans de nombreux films indépendants tout au long de sa vie. Dans les années 1980, il écrit deux recueils de poésie, ainsi que d’importants essais et articles, dont certains contribuent à établir la carrière d’artistes tels que Julian Schnabel et Jean-Michel Basquiat (notamment le célèbre article intitulé «The Radiant Child», paru dans Artforum en 1981). À partir des années 1990, il développe une oeuvre picturale et expose ses peintures dans diverses galeries en Angleterre et aux États-Unis. Il meurt à New York en 2014.

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Traduit de l’anglais par Manon Lutanie. Relecture : Cerise Fontaine.