Entretien avec Rachel Valinsky, par Manon Lutanie, pour les Éditions Lutanie, le 5 juin 2015
Manon Lutanie : Tu viens de rentrer d’une résidence à Banff, au Canada dans le cadre du Critical Art Writing Ensemble Residency. À quoi as-tu travaillé?
Rachel Valinsky : J’édite un livre conçu en collaboration avec le peintre Alan Reid. Le livre sera publié en mai 2016, pour coïncider avec le vernissage de sa prochaine exposition personnelle à New York. La résidence était conçue à la fois comme un groupe de lecture et une discussion guidée sur le ce genre émergeant, l’« art writing », mais aussi comme un temps de travail personnel. J’avais proposé de travailler sur mon introduction pour le livre, qui, à vrai dire, n’est pas une introduction. Je ne savais pas vraiment à quoi le texte ressemblerait, mais je pensais qu’il aurait à voir avec le cinéma, notamment les films français des années 1990, en particulier ceux d'Éric Rohmer, mais d’autres aussi, ainsi qu’avec les miroirs, le portrait de la femme, la mode et son système (comme écrit Barthes).
Le livre est arrivé assez brusquement. Lisa Cooley, qui dirige la galerie qui représente Alan, nous a proposé de travailler ensemble sur un projet d’exposition, qu’on a assez rapidement transformé en livre. Nous avons choisi de commander des textes à des écrivains qui n’écriraient pas directement sur son œuvre, mais qui interviendraient plutôt à travers une logique de non sequitur. J’ai fait appel à des poètes, des artistes, des critiques d’art, des dramaturges, une psychanalyste, etc.
Tu es donc à la fois responsable de la sélection des auteurs et auteur toi-même d'un des textes.
Oui exactement. Après trois semaines à Banff, j’ai finalement écrit le début de ce texte, trois pages qui me semblaient assez denses. Il s’agit d’un long poème, un scénario aussi. Je lisais des poèmes de Lisa Robertson, des livres d’Anne Carson l’après-midi, je regardais des films tard le soir. Je m’arrêtais de temps en temps, et j’écrivais.
Quelle est la première phrase de ton texte?
Ça commence par une citation : «La forme de notes, plutôt qu’un essai (...) semblait plus appropriée pour rendre compte de cette sensibilité fugitive particulière.» (Susan Sontag, Notes on Camp). Le texte lui-même est ponctué de citations. Cette idée que l’écriture — enfin que l’acte d’écrire — est complètement intégrée dans la pratique de la lecture est vraiment importante pour moi. Et nous en avons beaucoup discuté avec le groupe en résidence à Banff. La lecture comme modalité de l’écriture, c’est inextricable.
Tu penses que le contexte des montagnes a induit quelque chose dans ta façon d'écrire, de travailler?
Oui, avoir tout à coup le temps de lire m’a donné le temps d’écrire. Et j’ai eu l’impression d’une grande liberté formelle, peut-être à cause du paysage très vaste qui m'entourait. Je me suis sentie assez à l’aise pour écrire un texte qui ferait partie du décor, en quelque sorte.
Est-ce que ce n'est justement pas l'idée du texte critique comme décoration que tu contredis avec ce projet?
Je pense que l’idée était de traiter le texte critique (s’il doit même être nommé critique ici) comme un élément constitutif d’une l’ambiance. Si l’on admet que le chœur théâtral exerce parfois une fonction critique sur l’action ou sur les personnages, ici nous avons plutôt imaginé que l’action pourrait aussi bien provenir des œuvres d’Alan que des visiteurs de l’exposition. Il y a un reversement, où l'intérêt principal de "l'action" pourrait être le spectateur et non l’objet observé. Je pense que ce reversement change le ton de la critique, le diffuse. Au lieu de parler en même temps comme au théâtre classique, le chœur ici se disperse, les voix nous informent différemment. Au lieu de livrer un certain arbitrage sur un sujet en commun (ici, le sujet du livre, disons, l’artiste), le sujet se dérobe, se faufile hors du livre. Ce qui reste est une collection de textes qui composent une certaine humeur.
Comment a commencé ton activité de commissaire d’exposition?
Quand j’étais à l’université de Columbia, il y avait une petite galerie sur le campus, dans la cave d’une chapelle, qui s’appelait Postcrypt Art Gallery. J’ai commencé à organiser des expositions avec les étudiants. Elles ne duraient toujours qu’un soir parce que la salle était utilisée pour des mariages et pour d’autres occasions pendant la semaine. Du coup, peu à peu, on a imaginé le vernissage comme un élément intégral de l’exposition : l’exposition comme événement.
C'était en quelle année?
C’était en 2010. J’ai été directrice de la galerie pendant deux ans. On exposait essentiellement le travail des étudiants, mais c’était un projet relativement expérimental pour l’université. Nous étions tous très impliqués. Ensuite, j’ai organisé quelques cycles d’expositions dans une galerie de Brooklyn, Peninsula Art Space, qui est une sorte de «project space».
Tu as travaillé sur la question de l’aphasie, avec l’exposition que tu as organisée, «Itself Not So». Récemment tu as aussi organisé un colloque sur la question de l’effacement, du retrait. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ces questions d’empêchement, de négation, d’impossibilité ou de difficulté à dire, à inscrire?
Pour «Itself Not So», j’ai voulu rassembler des artistes et des écrivains pour qui le langage ne remplissait pas entièrement sa promesse significative et communicative. Il me semblait qu’il y avait un point aveugle dans la façon dont nous parlons de ces pratiques les unes par rapports aux autres (les arts plastiques, la performance, l’écriture, toutes reliées par une attention au langage). C’est un point aveugle qui est aussi présent dans les travaux des artistes inclus dans l’exposition. Je crois que ce qui m’a toujours le plus intéressée, c’est ce qui semble incompréhensible, inavouable. C’est souvent là que je décèle une très forte potentialité.
Tout est dans le « semble ».
Exactement — et dans la tentative de recouvrer la signification ou de définir un système linguistique dans ce qui est apparemment dépourvu de sens. La notion de l’effacement, c’est différent, car une grande partie du discours sur cette pratique tourne autour de la question de l’auteur et de l’appropriation. En effet, le plus souvent, le gommage utilise des textes trouvés, qui existent déjà. Une des artistes qui faisait partie de la table ronde sur l’effacement, Fia Backström, était aussi dans l’exposition «Itself Not So» — en repensant à son travail le terme « dépossession » revenait sans cesse.
Les questions liées au langage sont centrales dans tes recherches, n’est-ce pas?
Oui, dans toutes ses formes. J’allais justement citer Brion Gysin et William S. Burroughs dans leur livre produit en collaboration, Œuvre Croisée : «Posséder son propre langage dans la sphère du langage qui nous possède pour enfin en être dépossédé.» C’est un peu un casse-tête, mais je trouve que c’est une proposition assez incroyable pour essayer de réhabiliter quelque chose dont on est constamment dépossédé. En d’autres termes : le sens de nos énonciations, qui nous échappe aussitôt que la parole nous quitte. C’est un paradoxe qui provient de la poésie japonaise renga. En tout cas, j’aime me sentir dans l’espace compliqué de cette proposition.
Comment est formulé le paradoxe dans le poème original?
Je n’ai jamais réussi à trouver la formulation japonaise. J’imagine que Gyson et Burroughs l’ont paraphrasé, je ne sais pas. C’est aussi une pratique collaborative, le renga. Si je comprends bien, des poètes assemblés en petits groupes se relaient dans la composition de strophes de deux ou trois lignes. Les poèmes qui en résultent peuvent être très longs. Les deux premières strophes diffèrent en longueur. La troisième strophe doit employer la structure de la première, et la quatrième, celle de la seconde, et ainsi de suite. Le poème progresse ainsi, d’une double façon, à la fois paire et impaire. Le poète doit donc travailler à l'intérieur du langage, qui le précède, en le possédant et en le surpassant. C’est concevoir l’œuvre comme une chaîne génétique, en quelque sorte, co-créée par plusieurs.
Peux-tu me parler du contexte de la fondation de Wendy’s Subway?
L’occasion s’est présentée à travers un ami, qui voulait absolument que je l’accompagne au café Orlin sur Saint Marks Place pour rencontrer le groupe de poètes qui avait commencé à se former autour du projet. Pendant quelques mois, on se rencontrait de temps en temps pour parler de cet espace où l’on pourrait écrire, entourés par d’autres écrivains. C’était en automne 2013. Certains d’entre eux se connaissaient déjà depuis des années… Je crois qu’ils allaient à Orlin tous les jeudis pour écrire. On cherchait un lieu et puis on en a finalement trouvé un dans un immeuble d’artistes, un grand atelier. Nous étions dix, avec une pile de livres entassés sur le sol. C’était en plein hiver. On a construit tous les murs, on a trouvé comment faire marcher l’électricité et on s’est procuré quelques tables et des étagères. On a mis en place une salle de lecture. Au départ, nous étions intéressés par la possibilité de créer une communauté autour du livre et de catalyser l’énergie qui existait autour de l’écriture et de l’espace social de l’écriture et du livre. On a très rapidement organisé plusieurs événements, il y avait des lectures presque chaque semaine.
Aujourd’hui, quelle est ton implication dans Wendy's Subway?
Nous sommes huit dans le comité de direction, on se rencontre aussi souvent que possible. Mais je travaille surtout au projet de la bibliothèque et sur quelques collaborations qu’on a entamées avec deux organisations du Mexique, Fundación Alumnos47 et Aeromoto.
Pour A Critic’s Bouquet, en quoi a consisté ta collaboration avec Natalie Czech?
Natalie Czech travaille souvent avec des écrivains, qu’elle invite à créer un texte qui sera éventuellement lisible aussi comme une image, ou pour sa capacité à infiltrer le champ visuel. Pour ce projet, Natalie a demandé à des critiques d’art d’écrire une critique d’exposition. Elle a assemblé un index de fleurs, organisées selon leur disponibilité saisonnière. Chaque fleur était accompagnée d’un mot ou deux, indiquant un état ou un sentiment. Il s’agissait d’écrire un texte dans lequel chaque phrase dénotant un affect, un sentiment ou une condition serait associée à la fleur correspondante, symboliquement. En d’autres termes, si j’écrivais une phrase sur la tristesse ou la mélancolie, il y avait une fleur dans son index qui était associée à cette émotion. À la fin, elle a créé un bouquet à partir des fleurs littéralement plantées dans mon texte. Elle a photographié le bouquet et l’a exposé à côté d’une photo du texte. J’avais écris sur l’exposition de Camille Henrot à Bétonsalon à Paris, The Pale Fox. Natalie m’a dit que mon bouquet s’est avéré être particulièrement sauvage et incongru.
On pourrait penser qu’il y a quelque chose de méta-critique, de méta-conceptuel dans ta démarche. Peut-être même une certaine ironie vis-à-vis de la critique. Mais je me demande si ce n’est pas plus simplement un rapport d’artiste à la critique, une pratique artistique de la position critique.
Oui tu as raison. C'est drôle, une amie m’a dit l’autre jour qu’elle me considérait un peu comme une artiste. J’ai ri sur le coup parce que je ne sais rien faire — en pratique je veux dire — je n’ai aucune connaissance des matériaux ou des processus au-delà de ceux que j’ai appris pour écrire sur l’art. Mais maintenant je comprends un peu mieux ce qu’elle voulait dire, surtout alors qu’une nouvelle position s’installe, où certains artistes se pensent "entrepreneurs culturels". J’ai toujours trouvé que la critique se pratique mieux lorsqu’elle se veut participante, lorsqu’elle se prend au jeu. Mon approche est un peu littérale, enfin je veux dire que j’aime employer les même mots et le même langage que l’œuvre en question ou que l’artiste en question pour mieux la penser. Parfois quand j’écris ou que j’organise un programme, je m’y prend un peu à l’aveugle au début — je choisis un sujet qui m’intéresse mais dont je ne suis pas experte, pour m’en imprégner complètement. Je pense que ça a aussi un peu à voir avec ça : avoir une pratique qui n’est pas sûre d’elle même — parce que cette assurance serait une forme de forclusion, d’auto sabotage.
D'où aussi cet attachement aux questions de l'effacement, etc.
J’allais dire que ça a aussi à voir avec la question de la possession. Être critique, c’est prendre position et posséder une voix qui doit rester vigilante de ne pas déposséder l’oeuvre en l’intégrant dans son système sémantique. C’est prendre position mais aussi être capable de s’effacer un peu, de laisser la chose parler pour elle-même.
Je voulais parler avec toi de la question du groupe, dans un sens politique. Que penses-tu que notre génération poursuit par rapport à l’histoire de la génération précédente? Je pense à la génération des années 1970. Est-ce que Wendy’s Subway poursuit quelque chose de cet idéal-là?
Oui, certainement — je pense que la question du collectif ne peut s’énoncer hors de la question politique. À Wendy’s par exemple, on nous a récemment interviewé sur le potentiel révolutionnaire de la bibliothèque indépendante. Par exemple, récemment à New York il y avait récemment la "People’s Library" de Occupy, qui, malgré certains problèmes, démontrait vraiment que la bibliothèque indépendante a une fonction importante en terme de mobilisation de personnes autour de ressources intellectuelles, de pédagogie extra-institutionnelle, et de structures discursives en formation. J’ai récemment rendu visite à la poète Susan Howe dans sa maison au Connecticut. Elle répétait sans cesse «la poésie est morte»; on a fini par lui demander ce qu’elle voulait dire. Je pense que pour elle une certaine forme d’écriture conceptuelle signalait la fin de la poésie, mais pour moi ce qui était plus intéressant c’était son idée de la fin d’un temps où les poètes traversent l’histoire ensemble, dans le cadre de ce qu’elle appelle "une compagnie". Nous nous sommes retrouvées à parler de la fin du monde, de l’accélération, des catastrophes écologiques, et de l’appauvrissement des ressources naturelles. Nous étions là, dans sa maison baignée de soleil, à imaginer le terme "communauté" comme quelque chose d’infiniment divisible, où le futur s’organiserait autour de petits groupes, de petites communautés, chacune créant ses propres moyens de survie et mettant en commun leurs ressources. Wendy’s est un peu comme ça. Je pense au potentiel radical du groupe, mais aussi au potentiel radical de la solitude et le va-et-vient entre ces deux modalités : la façon dont nous devons invoquer des structures de soutien, le pouvoir politique de l’amitié, de l’empathie, et de l’ouverture, ainsi que l’acceptation de l’idée que nous ne savons pas tout et que nous devons apprendre ensemble.
Économiquement, c'est peut-être ce qui est en train de se passer aussi.
Oui exactement. On n’a pas encore trouvé un moyen de se nourrir, mais on a une économie d’échange, d’échange intellectuel. On travaille ensemble. Tu as lu le livre de Céline Condorelli?
Non.
Il s'intitule The Company She Keeps. C’est surtout une série de discussions et d’entretiens sur le sujet de la théorie de l’amitié, de la communauté. C’est assez beau — c’est ce qu’on essaie de faire, créer un système de soutien.
Tu m’avais parlé un jour d’un projet personnel de recherche sur le Minitel, par la voie duquel se sont rencontrés tes parents. Tu as retravaillé à ça?
J’y travaille très doucement. Il faut aller dans les archives, il faut vraiment passer du temps avec mes parents et les interviewer. Un ami m’a dit récemment : si tu veux écrire ce livre, n’en parle jamais! En attendant je fais des recherches sur le plaisir de la correspondance.
Ce serait un livre, le projet final, tu penses?
Un livre, ou un essai assez long. Qui aura encore à voir avec l’effacement quand on y pense. Ou en tout cas, avec la dimension affective d’un certain point aveugle de la télécommunication avant l’ère d’Internet.
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Image : "Itself Not So". Sous le commissariat de Rachel Valinsky, Lisa Cooley, New York, 2014